Général de Gaulle (15 mai 1945)

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Général de Gaulle : « La victoire est aux dimensions de la guerre » (15 mai 1945)

Depuis la fin de l'année 1943, l'Assemblée consultative, qui réunissait des représentants de la Résistance et d'anciens parlementaires, avait permis de mettre fin en partie à l'éclipse des institutions représentatives françaises dans l'attente de la restauration de la démocratie dans une France libérée. Créée par l'ordonnance du 24 septembre 1943, l'Assemblée consultative provisoire, siégeait auprès du Comité français de libération nationale (CFLN), lui-même créé le 3 juin 1943, et quelques mois coprésidé par les généraux Giraud et de Gaulle. L'Assemblée consultative provisoire pouvait émettre des avis, parfois obligatoires, et demander à être tenue au courant de l'action du CFLN, sans que la responsabilité de celui-ci ou de son président pût être mise en cause. La même assemblée élargie siégea à Paris après la Libération. C'est sur un voeu de cette assemblée qu'une ordonnance du 3 juin 1944 substitua au CFLN le Gouvernement provisoire de la République française. Le général de Gaulle a exercé la fonction de chef du Gouvernement provisoire jusqu'à sa démission le 20 janvier 1946.

Le 15 mai 1945, peu après la victoire, le général de Gaulle dresse devant l'Assemblée consultative provisoire le bilan de la guerre.

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Mesdames, Messieurs,

La victoire est aux dimensions de la guerre. L'Allemagne, entraînée jusqu'au fanatisme dans le rêve de la domination, avait voulu que matériellement, politiquement, moralement, la lutte fût une lutte totale. Il fallait donc que la victoire fût une victoire totale. Cela est fait. En tant qu'État, en tant que puissance, en tant que doctrine, le Reich allemand est complètement détruit. Une fois de plus, il est prouvé que pour un peuple, si résolu et puissant qu'il soit, l'ambition effrénée de dominer les autres peut arracher des succès plus ou moins éclatants et plus ou moins prolongés, mais que le terme est l'effondrement.

Alors qu'est à peine séchée l'encre de la capitulation en partie double de Reims et de Berlin, le jour n'est pas venu de s'étendre sur les péripéties du drame qui finit. Les dimensions mêmes des faits, a fortiori leurs conséquences, ne pourront se mesurer qu'avec le recul du temps. Une chose est certaine : la France a engagé dans cette guerre son existence en tant que nation et jusqu'au destin physique et moral de chacun de ses enfants, mais elle a gagné la partie.

Que la France ait été exposée aux plus grands périls possibles, il n'en pouvait être autrement. Stratégiquement, les terres françaises devaient, de par la nature, jouer un rôle capital. C'est sur le sol de la France que fut, d'abord, scellée la victoire de l'ennemi, ensuite décidée sa défaite. Qu'on imagine ce qu'eût été le développement du conflit si la force allemande avait pu disposer des possessions françaises d'Afrique ! Au contraire, quelle fut l'importance de notre Afrique du Nord comme base de départ pour la libération de l'Europe ! Dans le domaine politique, il fallait que la France fût abattue pour que parût réalisable l'horrible projet allemand de transformer l'Europe en un Empire formé de maîtres et d'esclaves. De fait, Paris une fois pris, l'Italie et l'Espagne se trouvaient décidément entraînées dans l'orbite de la corruption, les Balkans étaient à merci et il devenait possible de tenter de détruire la Russie. Au point de vue moral, enfin, il dépendait du choix de la France que les monstrueuses conceptions, qui inspiraient le dynamisme, l'organisation, les procédés du national-socialisme, prissent le caractère de doctrines universelles ou restassent bloquées à l'étage dégradant du crime et de l'oppression. En vérité, cette conjonction de facteurs géographiques, matériels, spirituels, qui a fait de la France ce qu'elle est, la vouait dans le déchirement du monde à rester en vedette des événements et à courir d'insignes dangers.

Eh bien ! ni le malheur militaire, ni la faillite des institutions, ni le mensonge, ni la violence, n'ont pu faire taire l'instinct national, ni détourner notre peuple de son éternelle vocation. Dès le 3 septembre 1939, nous avons tiré l'épée, seuls avec l'Angleterre, pour défendre le droit violé sous les espèces de la Pologne. Nous connaissions, pourtant, la disproportion des forces.

Nous mesurions l'affaiblissement relatif que nous avaient causé les pertes immenses, non réparées et non compensées, de la précédente guerre. Nous n'ignorions rien de l'état de dispersion mortelle où se trouvaient les démocraties. Nous savions bien n'avoir à compter que sur des concours limités très étroitement. Nous n'avions, contre l'irruption de la force mécanique allemande, aucune protection naturelle. Il ne nous manquait, de la part de l'ennemi, aucune de ces assurances, promesses et propositions, ni, chez nous, aucune de ces doctrines de renoncement qui eussent pu nous engager au repliement et à la neutralité. Pourtant, nous n'avons pas attendu d'être attaqués et envahis pour prendre délibérément le plus grand risque de notre Histoire. Nous l'avons fait sans passion de conquêtes, sans fureur de revanche, sans affolement de vanité. Nous l'avons fait parce que nous avons répondu à la loi éternelle qui fait de nous l'avant-garde d'une civilisation fondée sur le droit des peuples et le respect de la personne humaine. Quoi qu'il nous en ait coûté et lors même qu'aujourd'hui ces services et ces mérites paraissent avoir perdu de leur poids, nous ne regrettons pas d'avoir donné cet exemple.

Cependant, la foudroyante surprise infligée par la force mécanique allemande à notre système militaire, l'impuissance d'un régime politique inadéquat aux grandes épreuves, l'avènement de l'abandon sous l'équivoque d'une gloire sénile, précipitaient la France dans les ténèbres de l'oppression. Dans un tel anéantissement, il ne lui restait plus, pour combattre et pour vaincre, que les forces profondes et spontanées de son peuple. Il s'agissait de savoir si, à partir de rien, ayant contre elle non seulement l'ennemi, avec ses pompes et ses oeuvres, mais encore toute l'autorité usurpée, certes, mais peinte aux couleurs de la loi, elle verrait, ou non, sourdre de ses entrailles une source capable de la maintenir dans la lutte et de refaire, au fond de l'abîme, l'État, la force, l'unité nationale. En vingt siècles d'une existence traversée par d'immenses douleurs, la patrie n'avait jamais connu une situation semblable. Et, parmi les nations dont l'Allemand triomphant submergeait les territoires, il n'en était pas une seule qui se trouvât dans un tel dépouillement, puisque toutes avaient vu les détenteurs de leur légitimité en emporter le trésor hors des atteintes de l'ennemi.

L'effort fut entrepris dans les conditions voulues pour qu'il n'y eût pas d'interruption dans la belligérance française. Il fut tel que ceux qui y prirent part n'ont jamais, - non, pas un seul instant, - cessé de ressentir cette conviction ardente, inlassable, lumineuse, qui surmonte tous les obstacles et que seule peut inspirer l'âme même de la patrie. Mais, pour que le but fût atteint, il fallait que l'effort fût de bout en bout, non point du tout le concours dispersé qu'apporteraient des groupes de Français à la lutte livrée par diverses puissances, mais bien une action nationale, unique, indépendante, souveraine, embrassant à la fois le dedans et le dehors, élevée au-dessus de toute tendance particulière, de tout clan, de tout parti, n'admettant d'autres lois que celles que le pays s'était à lui-même données, ne composant à aucun degré et vis-à-vis de personne avec les droits, les intérêts, l'autorité de l'État, et rassemblant à mesure des événements tous les citoyens, toutes les forces, toutes les terres. Il le fallait pour qu'à la fin la France fût debout, menant un seul combat, avec une seule épée, un seul territoire, une seule justice et une seule loi. Je ne doute pas que cette rigueur obstinément centralisatrice ait paru lourde à tels ou tels groupes que le goût du centrifuge portait aux actions parallèles c'est-à-dire, en fait, séparées. Je sais que tel ou tel allié a pu maintes fois s'offusquer de cette inflexibilité d'indépendance et de souveraineté. Mais il fallait, il fallait à tout prix, que notre effort fût indivisé pour que la France restât indivisible. Et, quand nos généraux reçurent à Reims et à Berlin, avec leurs camarades américains, soviétiques et britanniques, la reddition sans condition du Reich et de ses armées, c'est bien devant la France aussi que l'Allemagne a capitulé.

Cependant, le seul chemin qui pût nous mener là était le che­min des batailles. Il fallait qu'à mesure de la poursuite de la guerre nos forces nouvelles allassent à l'ennemi pour le frapper et le tuer. Il ne pouvait y avoir d'autre ciment de la cohésion nationale, d'autre démonstration de notre volonté de vaincre, d'autre contribution de la France à la lutte commune, que les exploits, le sang des combattants. Or, jamais ne nous fut plus lourde et plus âpre la difficulté de mener le combat. L'appareil officiel du Gouvernement, de l'Administration, du

Commandement, longtemps tourné contre la guerre ou tout au moins enchaîné par des consignes d'immobilité, les possibilités d'armement autonome presqu'entièrement anéanties, les communications coupées sous peine de mort entre la nation elle-même et ceux qui, au loin, tenaient le tronçon de son glaive, les variations compliquées du concours de nos alliés, telles furent les conditions dans lesquelles fut maintenu, déployé, développé, l'effort militaire de la France.

Qu'on se rappelle les faits d'armes par quoi des unités héroïques, et dont le mérite et la gloire sont parmi les plus grands de notre Histoire militaire, ont, seules, porté en Érythrée, en Libye, en Orient, au Fezzan, sur toutes les mers et dans tous les ciels, l'honneur des armes de la France et relié ainsi le passé avec l'avenir ! Qu'on pense aux grands combats de Tunisie et d'Italie, où nos armées renaissantes jouèrent un rôle si glorieux et si efficace. Qu'on songe à la gigantesque bataille de France, où nos forces ne cessèrent pas de frapper chaque jour plus fort que la veille, soit qu'elles vinssent de l'Empire, pour briser, côte à côte avec nos alliés, toutes les défenses allemandes depuis la Méditerranée ou la Manche jusqu'au Rhin, soit qu'elles se fussent secrètement, douloureusement, formées à l'intérieur de la Métropole, afin de paralyser par mille actions de détail tout l'ensemble des communications ennemies. Qu'on se représente la ruée finale et victorieuse où nos armées, définitivement soudées, chassèrent devant elles au coeur de l'Allemagne, puis en pleine Autriche, l'adversaire en déroute, ou bien débouchèrent des Alpes dans la plaine piémontaise, ou bien firent capituler l'ennemi retranché tout le long de la côte atlantique. Mais qu'en évoquant ces actions glorieuses qui, du premier jusqu'au dernier jour, ont nourri la fierté et l'espérance de la patrie, on imagine en même temps, l'immense et inlassable effort d'organisation, d'adaptation, de discipline, qui fut déployé depuis le haut jusqu'en bas, pour reforger pièce à pièce au moyen d'éléments si divers et si dispersés, au milieu de tant de déboires ou de retards d'armement et d'équipement, l'instrument militaire de notre guerre !

II est vrai qu'à chaque pas de la route vers la victoire l'exemple de ceux qui tombaient venait exalter les vivants. Soldats tombés dans les déserts, les montagnes ou les plaines, marins noyés que bercent pour toujours les vagues de l'océan, aviateurs précipités du ciel pour être brisés sur la terre, combattants de la Résistance tués aux maquis et aux poteaux d'exécution, vous tous, qui à votre dernier souffle, avez mêlé le nom de la France, c'est vous qui avez exalté les courages, sanctifié l'effort, cimenté les résolutions. Vous fûtes les inspirateurs de tous ceux et de toutes celles qui, par leurs actes, leur dévouement, leurs sacrifices, ont triomphé du désespoir et lutté pour la patrie.

Vous avez pris la tête de l'immense et magnifique cohorte des fils et des filles de la France, qui ont, dans les épreuves, attesté sa grandeur, ou bien sous les rafales qui balayaient les champs de bataille, ou bien dans l'angoisse des cachots, ou bien au plus fort des tortures des camps de déportation. Votre pensée fut, naguère, la douceur de nos deuils. Votre exemple est, aujourd'hui, la raison de notre fierté. Votre gloire sera, pour jamais, la compagne de notre espérance.

Mais, s'il est vrai que nous pouvons maintenant regarder sans baisser la tête la route que nous venons de suivre, nous avons acquis assez complètement et depuis assez longtemps l'expérience de la victoire pour ne point nous laisser éblouir par celle-ci. Dans une guerre qui commença par un désastre effrayant, la France parvint à l'emporter avec le concours de ses puissants Alliés. Mais elle n'en mesure pas moins avec une lucidité entière toute la profondeur de l'abîme dont elle sort, toutes les fautes amères qui l'y avaient précipitée, tous les hasards exceptionnels qui l'en ont à la fin tirée. La nation voit les choses telles qu'elles sont. Elle sait d'abord que, pour que justice soit faite à l'Univers, le Japon, à son tour, doit être abattu et elle veut contribuer à cet achèvement par les armes. Jetant les yeux sur le passé, elle voit ce que lui ont coûté ses illusions, ses divisions, ses faiblesses. Regardant le présent, elle mesure les atteintes qu'a subies sa puissance. Se tournant vers l'avenir, elle discerne le long et dur effort qui seul peut la rendre assez forte, fraternelle et nombreuse pour assurer son destin et, par là même, lui permettre de jouer pour le bien de l'Humanité un rôle dont il est trop clair que l'Univers ne se passerait pas. En un mot, le terme de la guerre n'est pas un aboutissement. Pour la Quatrième République, il n'est qu'un point de départ. En avant donc pour l'immense devoir de travail, d'unité, de rénovation I Que notre nouvelle victoire marque notre nouvel essor !