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Jules Ferry a quitté le pouvoir en mars 1885 à cause de sa politique coloniale et a échoué aux élections présidentielles de décembre 1887. Ce discours du 6 juin 1889 résonne alors comme une sorte de testament politique dans lequel il fait un bilan passionné de sa politique scolaire, profondément républicaine et inspirée de l’œuvre de la Révolution française. Il rappelle alors que les notions de progrès, de patriotisme et de laïcité ont guidé ses actions en faveur d’une refonte totale du système scolaire. |
M. Jules Ferry : Je ne crois faire, en aucune façon, preuve d'héroïsme en venant défendre ici l'oeuvre scolaire de la République contre une polémique qui pourrait être dangereuse si elle n'était pas réfutée. Cette oeuvre, messieurs, elle est aujourd'hui, elle sera assurément aux yeux de l'histoire, avec le rétablissement de nos forces militaires et de notre outillage de guerre, le titre principal de la IIIe République à la reconnaissance de l'histoire et du pays. (« Très bien ! Très bien ! » au centre.)
Un membre à droite : N'oubliez pas le Tonkin !
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M. Jules Ferry : Quand je prenais la parole devant une autre Chambre, devant l'Assemblée nationale, en 1871, en 1873, en 1875, certains membres du côté droit ne manquaient, aussitôt que j'ouvrais la bouche, de crier: « Et le 4 septembre ! » Aujourd'hui, il paraît que le refrain est différent : « Et le Tonkin ! » Messieurs, pas plus ici qu'à l'Assemblée nationale, je n'ai répondu et ne répondrai à ce genre d'argumentation et d'interruptions personnelles. À l'Assemblée nationale, j'ai suivi mon chemin ; j'ai usé de mon droit ; ici, je ferai de même, et j'en userai jusqu'au bout. (« Très bien ! Très bien ! » à gauche et au centre.)
Je n'ai, croyez-le bien, aucune intention agressive. Je voudrais apporter des faits, des chiffres, des déclarations très précises. Je ne cherche à enflammer aucune passion, à raviver aucune des vieilles querelles, que je voudrais voir éteintes.
Messieurs, cette oeuvre scolaire de la IIIe République n'est pas une oeuvre personnelle ; elle n'appartient en propre à qui que ce soit dans le Parti républicain, car elle appartient au pays républicain tout entier. (« Très bien ! Très bien ! » à gauche et au centre.)
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Oui, messieurs, la IIIe République a réalisé ce système d'éducation nationale entrevu et conçu par nos pères. Il est un peu de mode, au temps où nous sommes, à cent ans de distance de ces grands hommes et de ces grandes choses, de reprocher à la Révolution française et aux hommes de 1789 l'avortement de beaucoup d'espérances. Oui, la Révolution n'a pas réussi dans tout ce qu'elle avait entrepris. L'histoire peut enregistrer à son passif des échecs éclatants, mais ici, nous avons le droit de le dire, le succès est complet. Ce système d'éducation nationale sans monopole... (Protestations à droite) sans monopole, car c'est l'Empire, le premier Empire qui a établi le monopole. (Exclamations à droite.)
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Ce système d'éducation nationale qui relie, dans un cadre, à la fois puissant et souple, l'école élémentaire aux plus hautes parties du savoir humain ; ce système d'éducation nationale au frontispice duquel on n'a pas craint d'écrire que, de la part de la société, « l'enseignement est un devoir de justice envers les citoyens, » que la société doit à tous le nécessaire du savoir pratique, et l'avènement aux degrés successifs de la culture intellectuelle de tous ceux qui sont aptes à les franchir... (« Très bien ! » à gauche), cette mise en valeur du capital intellectuel de la nation, de toutes les capacités latentes de tous les génies qui peuvent être méconnus ou étouffés, dans une grande et féconde démocratie, messieurs, c'était le rêve de nos pères ; et nous avons le droit de déclarer qu'autant qu'il est possible de dire qu'une chose est accomplie, grâce à vous, grâce au pays, votre principal collaborateur dans cette grande oeuvre, grâce au pays qui en a été l'âme, ce rêve est devenu une réalité ! (Applaudissements au centre et sur divers bancs à gauche.)
Voilà pourquoi nous ne pouvons remettre qu'à un pouvoir civil, laïque, la surintendance de l'école populaire, et pourquoi nous tenons, comme à un article de notre foi démocratique, au principe de la neutralité confessionnelle, (« Très bien ! Très bien ! » à gauche. Interruptions à droite.)
Voilà pourquoi nous tenons fermement à l'école laïque. Voilà pourquoi vous n'obtiendrez de nous sur ce point ni acte de contrition ni retour en arrière. (« Très bien ! Très bien ! » à gauche. Exclamations à droite.)
Aussi bien est-ce l'enjeu de toutes les batailles prochaines, l'enjeu de la lutte des partis et si, comme vous l'espérez, bien à tort, vous reveniez ici en majorité aux élections prochaines, je sais bien »... (Bruit à droite.)
... Je sais bien la chose que vous ne pourriez pas faire, pas plus que n'ont pu le faire vos devanciers de 1871, c'est la monarchie : car, là encore, vous seriez trois partis ! (Nouvelles interruptions à droite. « Très bien ! Très bien ! » à gauche et au centre.)
M. le Baron de Mackau : il s'agit des économies et non de la monarchie !
M. Jules Ferry : Messieurs, je sais bien que vous ne feriez pas la monarchie, mais vous déferiez les lois scolaires. (« C'est cela ! Très bien ! » à gauche.)
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Messieurs, nous restons profondément attachés à l'école laïque ; et pourtant, comme j'ai eu l'occasion de le déclarer en diverses circonstances, comme je n'hésite pas à le faire dans cette Assemblée, nous sommes très désireux de voir régner dans ce pays la paix religieuse. (Vives exclamations à droite. Applaudissements au centre.)
M. le Comte de Mun : Monsieur le président, je me suis contenu pendant trois heures, je n'ai pas interrompu, mais j'ai bien le droit de dire à l'orateur qu'il est le dernier qui puisse parler de la paix religieuse ici. (« Très bien ! Très bien » à droite.)
M. Jules Ferry : Messieurs, c'est précisément parce que j'ai été mêlé plus que d'autres aux luttes et aux discordes législatives auxquelles on a donné si improprement le nom de guerre religieuse que je tiens à venir ici protester de mon profond attachement à la paix religieuse de mon pays. (Vives interruptions à droite. Bruit.)
[...]
Quant aux écoles laïques, quant à la séparation de l'Église et de l'école, je nie absolument qu'elle ait revêtu, soit dans la loi, soit dans la pratique, le caractère de persécution religieuse que vous lui attribuez. (Interruptions à droite et à l'extrême gauche.)
M. Ernest Ferroul : Vous serez cardinal avant Jules Simon.
M. Jules Ferry : Vous avez trop d'esprit, messieurs les boulangistes. Voila sept ans que la loi de 1882 est votée, qu'elle est pratiquée.
Voix à droite : Détestée !
M. Jules Ferry : Voilà sept ans que le prêtre donne, en toute liberté, deux jours de la semaine, le dimanche et le jeudi, l'éducation religieuse aux enfants qui fréquentent l'école. (Interruptions à droite.) Voilà sept ans que tous les instituteurs de France, tenus de se conformer au programme rédigé et voté par le Conseil supérieur de l'instruction publique, enseignent aux enfants des écoles une morale dans laquelle il y a un chapitre spécial qui porte ce titre : « Des devoirs envers Dieu. » (« Très bien ! Très bien ! » à droite.)
M. Paul de Cassagnac : Très bien !
M. Jules Ferry : On dit, à droite, que c'est très bien... (Bruit à droite.)
M. le Président : Comment messieurs, vous ne pouvez entendre des déclarations comme celles-là, sans protester ?
M. Jules Ferry : On dit à droite que c'est très bien. Mais alors, que l'on cesse de dire que nos écoles primaires sont des écoles sans Dieu !
[...]
Et quand une grande société religieuse comme la société catholique jouit, dans un pays comme la France, de libertés aussi étendues que les vôtres quand votre Église, quand votre propagande religieuse est illimitée, quand elle possède plus de 40 000 chaires et plus de 40 000 pasteurs, vaquant librement à l'accomplissement de leur ministère ; quand elle est dotée d'un budget qui dépasse tous les budgets de la Restauration et la monarchie de Juillet, quand des hommes bien intentionnés comme celui qui est à la tribune. (Exclamations ironiques à droite et à l'extrême gauche) vous offrent de régler, sans porter atteinte aux droits de l'État, la question des associations religieuses ; si les catholiques, qui jouissent de telles libertés - je devrais dire de tels privilèges - prétendent qu'ils sont persécutés, qu'ils sont les victimes d'une guerre religieuse, ils donnent un démenti à l'éclatante vérité des faits ; ils ne sont pas persécutés, ils sont bien près de devenir persécuteurs. (Vifs applaudissements au centre et sur divers bancs à gauche.)