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Lazare Carnot : « Il est moins difficile de former une république sans anarchie qu'une monarchie sans despotisme » (3 mai 1804)
Sous le Consulat, la France retrouve la paix pour la première fois depuis dix ans grâce à la signature, le 25 mars 1802, du traité d'Amiens avec l'Angleterre. La République semble pouvoir s'établir durablement. Cependant, la découverte de la conspiration de Cadoudal et la renaissance du péril anglais donnent des arguments aux partisans du passage à l'Empire. Ainsi, en mars 1804 devant ses collègues sénateurs, Fouché invite Bonaparte à affermir son pouvoir. Une multitude d'adresses plus ou moins inspirées, venues de la France entière, vont dans le même sens. Le 30 avril, Curée dépose au Tribunat une motion tendant à ce que « Bonaparte, Premier consul de la République, soit proclamé Empereur des Français et que la dignité impériale soit déclarée héréditaire dans sa famille ». Les tribuns se succèdent pour appuyer ce texte, parfois avec flagornerie. Cependant, le 3 mai, s'élève la grande voix républicaine de Lazare Carnot (1753-1823). Député à la Législative puis à la Convention et membre du Comité de Salut public, cet officier bourguignon a été un Montagnard convaincu et un patriote énergique. Thermidorien, il a siégé au Conseil des Anciens puis au directoire exécutif avant d'être proscrit lors du coup d'État du 18 fructidor (4 septembre 1797). Après le 18 brumaire, il est amnistié par le Premier consul et occupe, pendant quelques mois, le ministère de la Guerre, mais il désapprouve l'évolution du régime consulaire. Dans ce discours courageux, il explique pourquoi il ne peut voter en faveur de l'Empire mais se retrouve bien seul lors du vote. Le Conseil d'État et le Corps législatif se prononcent en effet pour le passage à l'Empire. Tout en y joignant un long mémoire visant à garantir les libertés, le Sénat s'associe à ces vœux et rédige un projet de sénatus-consulte. Le 18 mai 1804, Napoléon est proclamé empereur. Carnot refuse de se réconcilier avec lui. En bon patriote, il acceptera néanmoins de reprendre du service dans l'adversité en défendant Anvers en 1814 puis en devenant ministre de l'Intérieur pendant les Cent Jours, avant de finir sa vie en exil sous la Restauration pour avoir été conventionnel régicide. |
M. Carnot : Citoyens tribuns, parmi les orateurs qui m'ont précédé, et qui tous ont appuyé la motion d'ordre de notre collègue Curée, plusieurs ont été au devant des objections qu'on pouvait faire contre elle, et ils y ont répondu avec autant de talent que d'aménité : ils ont donné l'exemple d'une modération que je tâcherai d'imiter en proposant d'autres observations qui m'ont paru leur avoir échappé ; et quand à ceux qui, parce que je combattrai leur avis, pourraient m'attribuer des motifs personnels indignes du caractère d'un homme entièrement dévoué à sa patrie, je leur livre pour toute réponse l'examen scrupuleux de ma conduite politique depuis le commencement de la révolution, et celui de ma vie privée.
Je suis loin de vouloir atténuer les louanges données au Premier consul ; ne dussions-nous à Bonaparte que le Code civil, son nom mériterait de passer à la postérité. Mais quelque service qu'un citoyen ait pu rendre à sa patrie, il est des bornes que la raison impose à la reconnaissance nationale. Si ce citoyen a restauré la liberté publique, s'il a opéré le salut de son pays, sera-ce une récompense à lui offrir que le sacrifice de cette même liberté ?
Du moment qu'il fut proposé au peuple français de voter sur la question du consulat à vie, chacun put aisément juger qu'il existait une arrière-pensée et prévoir un but ultérieur.
En effet, on vit succéder rapidement une foule d'institutions évidemment monarchiques : mais à chacune d'elles on
s'empressa de rassurer les esprits inquiets sur le sort de la liberté, en leur protestant que ces institutions n'étaient imaginées qu'afin de lui procurer la plus haute protection qu'on put désirer pour elle.
Aujourd'hui se découvre enfin d'une manière positive le terme de tant de mesures préliminaires.
Nous sommes appelés à nous prononcer sur la proposition formelle de rétablir le système monarchique et de conférer la dignité impériale et héréditaire au Premier consul.
Je votai dans le temps contre le consulat à vie ; je voterai encore de même contre le rétablissement de la monarchie, comme je pense que ma qualité de tribun m'oblige à le faire ; mais ce sera toujours avec les ménagements nécessaires pour ne point réveiller l'esprit de parti ; ce sera sans personnalités, sans autre passion que celle du bien public, en demeurant toujours d'accord avec moi-même dans la défense de la cause populaire.
Je fis toujours profession d'être soumis aux lois existantes, même lorsqu'elles me déplaisaient le plus : plus d'une fois je fus victime de mon dévouement pour elles, et ce n'est pas aujourd'hui que je commencerai à suivre une marche contraire ; je déclare donc d'abord, que tout en combattant la proposition, du moment qu'un nouvel ordre de choses sera établi, qu'il aura reçu l'assentiment de la masse des citoyens, je serai le premier à y conformer toutes mes actions, à donner à l'autorité suprême toutes les marques de déférence que commandera la hiérarchie constitutionnelle. Puisse chacun des membres de la grande société émettre un vœu aussi sincère et aussi désintéressé que le mien !
Je ne me jetterai point dans la discussion de la préférence que peut mériter en général tel ou tel système de gouvernement sur tel ou tel autre. Il existe sur ce sujet des volumes sans nombre : je me bornerai à examiner, en très peu de mots et dans les termes les plus simples le cas particulier où les circonstances nous ont placés.
Tous les arguments faits à ce jour sur le rétablissement de la monarchie en France se réduisent à dire : que sans elle il ne peut exister aucun moyen d'assurer la stabilité du gouvernement et la tranquillité publique, d'échapper aux discordes intestines, de se réunir contre les ennemis du dehors ; qu'on a vainement essayé le système républicain de toutes les manières possibles ; qu'il n'a résulté de tant d'efforts que l'anarchie, une révolution prolongée ou sans cesse renaissante, la crainte perpétuelle de nouveaux désordres, et par suite un désir universel et profond de voir rétablir l'antique gouvernement héréditaire, en changeant seulement la dynastie. C'est à cela qu'il faut répondre.
J'observerai d'abord que le gouvernement d'un seul n'est rien moins qu'un gage assuré de stabilité et de tranquillité ; la durée de l'Empire romain ne fut pas plus longue que ne l'avait été celle de la République. Les troubles intérieurs y furent encore plus grands, les crimes plus multipliés ; la fierté républicaine, l'héroïsme, les vertus mâles y furent remplacées par l'orgueil le plus ridicule, la plus vile adulation, la cupidité la plus effrénée, l'insouciance la plus absolue sur la prospérité nationale. À quoi eût remédié l'hérédité du trône ? Ne fut-il pas regardé comme l'héritage légitime de la maison d'Auguste ? Un Domitien ne fut-il pas le fils de Vespasien, un Cali-gula le fils de Germanicus, un Commode le fils de Marc Aurèle ?
En France, à la vérité, la dernière dynastie s'est soutenue pendant huit cents ans ; mais le peuple fut-il moins tourmenté ? Que de dissensions intestines, que de guerres entreprises au dehors pour des prétentions, des droits de succession que faisaient naître les alliances de cette dynastie avec les puissances étrangères ! Du moment qu'une nation entière épouse les intérêts d'une famille, elle est obligée d'intervenir dans une multitude d'événements, qui sans cela lui seraient de la plus parfaite indifférence.
Nous n'avons pu à la vérité établir parmi nous le régime républicain, quoique nous l'ayons essayé sous diverses formes plus ou moins démocratiques ; mais il faut observer que de toutes les constitutions qui ont été successivement éprouvées sans succès, il n'en est aucune qui ne fut née au sein de factions, et qui ne fut l'ouvrage de circonstances aussi impérieuses que fugitives.
Voilà pourquoi toutes ont été vicieuses. Mais, depuis le 18 brumaire, il s'est trouvé une époque, unique peut-être dans les annales du monde, pour méditer à l'abri des orages, pour fonder la liberté sur des bases solides, avouées par l'expérience et par la raison. Après la paix d'Amiens, Bonaparte a pu choisir entre le système républicain et le système monarchique : il eût fait tout ce qu'il aurait voulu, il n'eût pas rencontré la plus légère opposition.
Le dépôt de la liberté lui était confié ; s'il avait rempli l'attente de la nation, qui l'avait jugé seul capable de résoudre le grand problème de la liberté publique dans les vastes États, il se fût couvert d'une gloire incomparable.
Il est très vrai qu'avant le 18 brumaire, l'État tombait en dissolution, et que le pouvoir absolu l'a retiré des bords de l'abîme : mais que conclure de là ? ce que tout le monde sait : que les corps politiques sont sujets à des maladies qu'on ne saurait guérir que par des remèdes violents, qu'une dictature momentanée est quelquefois nécessaire pour sauver la liberté. Les Romains qui en étaient si jaloux avaient pourtant reconnu la nécessité de ce pouvoir suprême par intervalles : mais parce qu'un remède violent a sauvé un malade, doit-on lui administrer chaque jour un remède violent ? Les Fabius, les Cincinnatus, les Camille, sauvèrent la liberté romaine par le pouvoir absolu ; mais c'est qu'ils se dessaisirent de ce pouvoir aussitôt qu'ils le purent : ils l'auraient tué par le fait même s'ils l'eussent gardé. César fut le premier qui voulut le conserver ; il en fut la victime ; mais la liberté fut anéantie pour jamais. Ainsi tout ce qui a été dit jusqu'à ce jour sur le pouvoir absolu, prouve seulement la nécessité d'une dictature momentanée dans les crises de l'État, mais non celle d'un pouvoir permanent et inamovible.
Ce n'est point par la nature de leur gouvernement que les grandes Républiques manquent de stabilité ; c'est parce qu'étant improvisées au sein des tempêtes, c'est toujours l'exaltation qui préside à leur établissement. Une seule fut l'ouvrage de la philosophie organisée dans le calme, et cette République subsiste pleine de sagesse et de vigueur. Ce sont les établissements de l'Amérique Septentrionale qui offrent ce phénomène, et chaque jour leur prospérité reçoit des accroissements qui étonnent les autres nations ; ainsi il était réservé au nouveau Monde d'apprendre à l'ancien qu'on peut subsister paisiblement sous le régime de la liberté et de l'égalité. Oui, j'ose poser en principe que lorsqu'on peut établir un ordre de choses sans avoir à redouter l'influence des factions, comme a pu le faire le Premier consul, principalement après la paix d'Amiens, comme il peut le faire encore, il est moins difficile de former une République sans anarchie qu'une monarchie sans despotisme ; car, comment concevoir une limitation qui ne soit point illusoire, dans un gouvernement dont le chef a toute la force exécutive dans les mains, et toutes les places à donner ? On a parlé d'institutions que l'on dit propres à produire cet effet ; mais avant de proposer l'établissement du monarque, n'aurait-on pas dû s'assurer préalablement, et montrer à ceux qui doivent voter sur la question, que de pareilles institutions sont dans l'ordre des choses possibles ? que ce ne sont pas de ces abstractions métaphysiques qu'on reproche sans cesse au système contraire ? Jusqu'ici on n'a rien inventé pour tempérer le pouvoir suprême, que ce qu'on nomme des corps intermédiaires ou privilégiés. Mais le remède n'est-il pas pire que le mal ? Car le pouvoir absolu n'ôte que la liberté, au lieu que l'institution des corps privilégiés ôte tout à la fois la liberté et l'égalité ; et quand même, dans les premiers temps, les grandes dignités ne seraient que personnelles, on sait assez qu'elles finiraient toujours comme les grands fiefs d'autrefois, par devenir héréditaires...
Sans doute il n'y aurait pas à balancer sur le choix d'un chef héréditaire, s'il était nécessaire de s'en donner un. Il serait absurde de vouloir mettre en parallèle avec le Premier consul les prétendants d'une famille tombée dans un juste mépris, et dont les dispositions vindicatives et sanguinaires ne sont que trop connues. Le rappel de la maison de Bourbon renouvellerait les scènes affreuses de la révolution, et la proscription s'étendrait infailliblement soit sur les biens, soit sur les personnes de la presque totalité des citoyens ; mais l'exclusion de cette dynastie n'entraîne point la nécessité d'une dynastie nouvelle. Espère-t-on, en élevant cette nouvelle dynastie, hâter l'heureuse époque de la paix générale ? Ne serait-ce pas plutôt un nouvel obstacle ? A-t-on commencé par s'assurer que les autres grandes puissances de l'Europe adhéreront à ce nouveau titre ? et si elles n'y adhèrent pas, prendra-t-on les armes pour les contraindre ? ou après avoir abaissé le titre de Consul au-dessous de celui d'Empereur, se contentera-t-on d'être Consul pour les puissances étrangères, tandis qu'on sera Empereur pour les seuls Français ?...
La liberté fut-elle donc montrée à l'homme pour qu'il ne pût jamais en jouir ? Fut-elle sans cesse offerte à ses vœux comme un fruit auquel il ne peut porter la main sans être frappé de mort ? Ainsi la Nature, qui nous fait de cette liberté un besoin si pressant, aurait voulu nous traiter en marâtre ! Non, je ne puis consentir à regarder ce bien si universellement préféré à tous les autres, sans lequel tous les autres ne sont rien, comme une simple illusion. Mon cœur me dit que la liberté est possible ; que le régime en est facile, et plus stable qu'aucun gouvernement arbitraire, qu'aucune oligarchie.
Cependant, je le répète ; toujours prêt à sacrifier mes plus chères affections aux intérêts de la commune patrie, je me contenterai d'avoir fait entendre encore cette fois l'accent d'une âme libre, et mon respect pour la loi sera d'autant plus assuré, qu'il est le fruit de longs malheurs, et de cette raison qui nous commande impérieusement aujourd'hui de nous réunir en faisceau contre l'ennemi implacable des uns comme des autres, de cet ennemi toujours prêt à fomenter des discordes, et pour qui tous les moyens sont légitimes, pourvu qu'il parvienne à son but d'oppression universelle et de domination sur toute l'étendue des mers.
Je vote contre la proposition.