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Louis Blanc : « Paris est calme » (10 mars 1871)
Le siège et l’occupation de Paris par les Prussiens conduit l’Assemblée nationale à siéger, à partir du 12 février 1871, au Grand Théâtre de Bordeaux. Cependant, les préliminaires de paix ont été signés et ratifiés le 1er mars 1871 et les Allemands ont évacué la capitale. Rien ne s’oppose au retour des députés à Paris ; pourtant la majorité monarchiste de l’Assemblée, qui craint le soulèvement révolutionnaire du peuple parisien, envisage de déménager à Fontainebleau ou à Versailles. Louis Blanc, député républicain de la Seine, y voit le symbole d’une volonté de retour à la monarchie et s’y oppose dans un discours vigoureux le 10 mars 1871. Cependant en raison des évènements insurrectionnels de la Commune de Paris à partir du 18 mars 1871, l’Assemblée nationale s’installe bel et bien au château de Versailles le 20 mars. Les députés ne réintègrent le Palais-Bourbon que huit ans plus tard durant l’été 1879. |
M. Louis Blanc : Messieurs, c'est avec une émotion profonde que je monte à cette tribune, non pas seulement parce que je sens que je vais avoir beaucoup de convictions contre moi, mais parce qu'il y a quelque chose d'inquiétant dans les préoccupations dont témoigne le rapport qui vous a été présenté hier.
Dieu veuille que mes appréhensions soient vaines, et que notre pays touche au terme de ses malheurs !
S'il est possible à la France de payer dans un court délai les 500 millions qui sont la condition mise par la rapacité prussienne à l'évacuation des forts de Paris, que ne restons-nous quelques jours de plus à Bordeaux ? Et si la prolongation de notre séjour ici met obstacle, comme je vois que les ministres l'assurent, à la prompte expédition des affaires, que n'allons-nous directement à Paris ?
Pourquoi parler d'Orléans ? Pourquoi parler de Fontainebleau ? Pourquoi parler même de Versailles ? De ce Versailles où hier encore un roi de Prusse, envahisseur de notre pays trônait avec une froide insolence, et dont plus que jamais, les magnificences, pour nous, Français, auront désormais l'aspect funèbre des ruines ! Pourquoi faire suivre une installation provisoire d'une autre installation provisoire ? Pourquoi nous condamner à donner à l'Europe le spectacle d'une Assemblée errante, qui, dans le pays même qu'elle représente, semble en quête d'un refuge et en peine d'un gîte ? Serait-ce que Paris fait peur ?
Un membre : Oui !
M. Louis Blanc : Vous me répondez « oui ! »
Voix nombreuses : Non ! Non !
M. Louis Blanc : Eh bien, à ceux qui me répondent « oui »...
Plusieurs membres : On vous dit « non ! »
M. Louis Blanc : Je ne puis assez vous dire combien ce « non » me rend heureux ; mais cependant permettez-moi de vous lire une citation très curieuse de Machiavel. (« Écoutez ! Écoutez ! »)
Je la recommande à vos méditations :
« Quand on a a gouverner une ville, dont les dispositions intérieures sont redoutables, l'un des plus grands moyens et des plus sûrs est d'y aller habiter. (« Très bien ! » à gauche.) Étant sur les lieux, on voit naître les désordres et l'on y remédie aussitôt. Quand au contraire, on en est absent, on ne les connaît que lorsqu'ils sont si grands qu'il n'y a plus moyen d'y porter remède. »
Voix nombreuses À gauche : Très bien ! Très bien !
M. Louis Blanc : Voilà, messieurs, ce qu'a dit un grand esprit politique, dans le livre du Prince, chapitre III.
Heureusement, nous n'avons pas à tenir compte des dispositions intérieures redoutables dont il est question dans le passage que je viens de lire. Paris, quoi qu'en aient dit, en dehors de cette enceinte, des alarmistes, que je soupçonne fort de chérir le tourment de leurs alarmes, Paris est calme... (Rumeurs sur quelques bancs à droite), Paris est parfaitement calme, et vous entendrez ici des témoignages honorables qui, sur ce point, lèveront, j'espère, tous les doutes.
Oh ! Si Paris était le volcan qui se peint dans certaines imaginations effrayées, quels torrents de lave il aurait lancé ce Paris, ce volcan, lorsque, suivant la belle expression d'un grand orateur que nous avons perdu, les Prussiens vinrent souiller cette ville de Paris qu'ils n'avaient pas prise ! Car enfin, l'entrée des Prussiens, c'était une torche promenée sur une longue traînée de poudre !
Cependant, qu'est-il arrivé ? Tous les habitants ont pris le deuil, toutes les boutiques ont été fermées, des drapeaux noirs ont flotté aux fenêtres, il y a eu une grande indignation contenue ; mais l'ordre n'a pas été troublé un instant. La colère de Paris a été une colère muette, sa douleur a été une douleur immobile.
Et c'est contre une ville qui est capable d'être à ce point maîtresse d'elle-même, que vous vous croiriez obligés de vous tenir en garde ? Non, non, il n'y a rien d'inquiétant, je l'affirme, dans les dispositions de ce Paris que j'ai pu voir si calme et si tranquille durant les heures les plus formidables qu'il ait jamais été donné à une ville de traverser ; non, il n'y a rien d'inquiétant dans ses dispositions. Et, si Paris était agité, eh bien, je vous dirais qu'alors notre présence y serait réclamée par la gravité même de la situation. (Vive adhésion à gauche.)
Le danger n'existe pas ; mais s'il existait - et je suis très sûr qu'ici je ne serai démenti par personne -, s'il existait, loin de nous tenir éloignés de Paris, le danger nous y conduirait. (Nouvelle adhésion.)
Voilà pour la question de sécurité. La question de dignité est-elle plus embarrassante à résoudre ?
« N'allez pas à Paris, dit-on : les canons prussiens sont là. »
Mais, messieurs, ce qu'il y a d'outrageant dans l'occupation des forts par les Prussiens n'est pas, que je sache, affaire de distance. Pour sentir, dans toute son amertume, cette conséquence fatale de nos revers, nous n'avons pas besoin de vivre dans le voisinage des canons prussiens, et je ne vois pas comment notre dignité trouverait mieux son compte à les redouter qu'à les dédaigner.
[...]
La dignité de l'Assemblée dépend d'elle seule. D'elle seule dépend aussi la liberté de ses délibérations. Ne croyez pas qu'elle fût plus gênée au palais Bourbon qu'elle ne le serait dans une salle du palais de Fontainebleau, ou dans une salle du palais de Versailles.
Est-ce que, pendant l'armistice, la presse de Paris n'a pas été libre ? Les canons prussiens ont-ils empêché les journaux de Paris de crier anathème au roi de Prusse ? Comment serait-il possible d'imaginer que Paris fût moins libre après la paix signée qu'il ne l'était avant la paix conclue ?
Les forts sont possédés par les Prussiens aujourd'hui comme gage ; mais, grâce à Dieu, ils ont cessé de l'être comme menace.
En vérité, plus on y réfléchit, plus on a de peine à trouver ce qu'il y a de valable dans les raisons qui s'opposeraient à notre translation directe à Paris, et l'on est conduit dès lors à se demander si le gouvernement, qui passe pour n'être pas au fond opposé à cette translation directe, n'a pas proposé Versailles comme concession faite à certains membres de cette Assemblée, dont il craint de perdre l'appui.
Eh bien, c'est ici que le débat prend la gravité inquiétante dont je parlais en commençant. Est-il bien certain, en effet, que la résidence provisoire ne se changerait pas en résidence définitive ? Est-il bien certain qu'il n'y a personne sur ces bancs qui espère voir les esprits s'habituer peu à peu à une transformation qu'il désire ?
Est-il bien certain que la résidence en province, à Versailles, à Orléans, à Fontainebleau, ou ailleurs, n'est pas une étape sur la route qui mènerait à Paris, amoindri, diminué, mis en suspicion, dépossédé ? (Mouvement marqué.)
Je serais heureux que le gouvernement, à cet égard, crût possible de s'expliquer ; je serais heureux qu'il vint nous dire qu'il veut la résidence provisoire à Versailles ou ailleurs dans le sens le plus strict du mot « provisoire », qu'il regarde Paris comme la capitale nécessaire de la France, et que, ce qui est présenté par la commission comme une question réservée est, dans sa pensée à lui, gouvernement, une question résolue. (« Très bien ! Très bien ! » à gauche.)
Un membre à droite : Et le droit de l'Assemblée ?
M. Louis Blanc : En effet, messieurs, il est, je crois, très important de ne pas réserver cette question. À quoi bon cacher ce que tout le monde pense, ce que tout le monde dit ? N'y aurait-il pas dans cette Assemblée un parti qui, avec une conviction que je n'entends point attaquer, et que je crois d'autant plus profonde qu'elle est plus énergique, et, selon moi, déplorablement énergique - je vous demande pardon de ma franchise -, n'y aurait-il pas un parti dans cette Assemblée qui veut, pour désarmer ce qu'il appelle la révolution, transporter pour toujours hors de Paris le siège du gouvernement ?
Une voix à droite : Oui.
M. Louis Blanc : Vous dites « oui ! » Ô mes concitoyens, songez-y, ne touchez pas, je vous en conjure, à l'unité nationale.. . (« Oh ! Oh ! ») ; ne mettez pas en suspicion ce Paris que le comte de Chambord lui-même appelait naguère « sa bonne ville de Paris », la cité de ses ancêtres. (« Très bien ! Très bien ! » à gauche.) Ne touchez pas à une ville qui est véritablement la ville sacrée. Croire que ce puissant Paris baisserait la tête, croire qu'il resterait sans un battement de cœur sous le coup de l'indignité politique dont il serait frappé, c'est une erreur tellement funeste, tellement féconde en conséquences désastreuses, que je frémis, rien que d'y penser... (Sensation.) Ôter à Paris son rang de capitale ! Mais ce serait réunir tous les habitants de Paris, grands et petits, bourgeois et ouvriers, riches et pauvres, dans un même sentiment de colère et peut-être de colère formidable. Mais ce serait... ne riez pas, ce que je dis n'est pas risible...
Plusieurs membres : Personne n'a ri !
M. Louis Blanc : Ce que je dis n'est malheureusement que trop tragique. (« Très bien ! » sur plusieurs bancs.) Mais ce serait souffler à Lyon, à Marseille, à Bordeaux, à mainte autre ville importante, la plus dangereuse des tentations ! Ce serait y enflammer des jalousies locales qui, cette fois, ne paraîtraient que trop légitimes ! Ce serait pousser Paris à se donner un gouvernement à lui, gouvernement contre lequel l'Assemblée siégeant ailleurs ne pourrait rien, ou ne pourrait quelque chose qu'au risque des plus cruels déchirements, c'est-à-dire en ameutant la province ! (Mouvements divers.) Ce serait achever par des mains françaises ce démembrement de notre France bien-aimée, que des mains ennemies ont commencé, et faire sortir peut-être des cendres de l'horrible guerre étrangère qui finit à peine, une guerre civile plus horrible encore. (Vive approbation sur un grand nombre de bancs.)
Outre que l'ordre faux produit des résultats, qui ne sont certes pas plus à accepter que les effets du faux esprit révolutionnaire, lequel, je ne crains pas de le déclarer devant mes amis, bien sûr qu'ils ne me démentiront pas, est opposé à nos doctrines et est défini par eux comme je viens de le définir...
Voix nombreuses à gauche : Absolument !
Un membre à droite : Mais la pratique ?
M. Louis Blanc : ... Eh bien, outre cela, est-ce que ces désordres partiels et intermittents, si déplorables qu'il vous plaise de les juger, est-ce que ces désordres peuvent vous faire oublier ce que l'initiative intellectuelle de Paris a rendu de services à l'Europe, au monde, à l'humanité ?
Et l'on découronnerait Paris ? ... Comme si cela était possible ! Comme si l'on pouvait, au moyen de combinaisons artificielles, détruire ce qui résulte de la nature même des choses ! Comme si Paris n'était pas la capitale nécessaire de la France, par son étendue, par le nombre de ses habitants, par sa splendeur incomparable, par le concours des hommes illustres en tout genre qu'il attire et qu'il retient ; par l'action des idées dont il est tour à tour le laboratoire et le foyer ; par la majesté des souvenirs qui font, vous ne pouvez pas le nier, tenir en quelque sorte dans son passé le passé du pays tout entier ! Que dis-je ? Comme si la France, oui, toute la France n'était pas dans Paris, où les départements viennent se réunir et se mêler, ainsi que font les rivières dans les fleuves où elles se jettent ! (Mouvement.) Et cette mise en suspicion de Paris, à quel moment se produirait-elle ? Quoi ! C'est le lendemain du jour où tous à Paris, les hommes, les femmes, les enfants, les vieillards, les femmes surtout, qui ont été admirables, aussi admirables que les femmes de Sparte, plus simples, et conséquemment plus grandes... (« Très bien ! »), ont souffert sans une plainte, sans un instant de faiblesse et de défaillance, ce qu'on aurait cru impossible à l'humanité de souffrir ; c'est le lendemain de ce siège mémorable pendant lequel la population parisienne, cette population qu'on croyait si frivole, a donné, j'ose le dire, l'exemple de toutes les vertus qui sont l'honneur de l'espèce humaine, c'est alors qu'on déclarerait que Paris a mérité de cesser d'être cette capitale qu'il a été pendant des siècles ! Non, cela n'est pas possible ! Non ! Cela ne sera pas.
Je voterai l'amendement qui dit que Paris ne mérite pas nos défiances et que nous devons y aller parce qu'il est la seule capitale possible de notre pays. (Vive approbation et applaudissements à gauche.)