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Michel Debré : Les principes des nouvelles institutions (15 janvier 1959)
Michel Debré, ancien résistant et sénateur d’Indre-et-Loire, est nommé Premier ministre par le général de Gaulle. Ce discours, dans lequel il présente son programme de Gouvernement, est retransmis pour la première fois à la télévision française. Il y évoque, tour à tour, l’unité nationale, la rénovation du Parlement, la résolution de la guerre d’Algérie, la construction européenne, ou encore les enjeux sociaux. Michel Debré demande un vote de confiance à l’issue de ce discours d’investiture et 453 voix lui sont favorables. |
M. le Président : L'ordre du jour appelle une communication du Gouvernement sur son programme.
La parole est à M. le Premier ministre. (Vifs applaudissements).
M. Michel Debré, Premier ministre : Assurer la dignité et la liberté de la personne humaine est le premier devoir politique.
Or, il n'est ni dignité ni liberté pour les peuples qui ne peuvent établir leur gouvernement sur des bases solides. Nous, Français, répétons-nous bien que c'est de la résolution des Pouvoirs publics, de leur vigueur, de leur ténacité, que dépendent, avec l'avenir de la Nation, la liberté et la dignité des hommes et des femmes de France.
A cette première vérité, que nul d'entre nous n'a le droit de méconnaître, s'en ajoute une autre, également essentielle. En un siècle où le maintien de la paix résulte d'un fragile équilibre des forces, notre patrie est, par la nature et l'histoire, située à un carrefour du monde. Alors que nous vivons un temps où la faiblesse ne pardonne pas, la France, tout en ne pouvant prétendre à l'égalité de puissance avec les grands empires du monde, se voit imposer les sévères responsabilités d'un pays déterminé à un rôle de premier plan. De la résolution de ses pouvoirs publics, de leur vigueur, de leur ténacité, dépend, pour une bonne part, l'ordre ou l'anarchie dans deux continents.
Certains Français ont osé douter, et parfois doutent encore. Notre peuple, pensent-ils, ne serait plus en mesure de faire face à son destin. C'est ainsi qu'on a entendu affirmer, et qu'on entend affirmer encore, que le Français a perdu le goût du travail, qu'il n'aurait plus l'élan qui anime la liberté, que le patriotisme lui-même serait à demi effacé. De tels propos ne datent pas d'aujourd'hui. On les tenait avant 1939, pour justifier la résignation devant l'hitlérisme et le fascisme. On les a tenus après 1940, pour expliquer l'abdication de toute fierté nationale.
On les a tenus au cours des récentes années pour excuser les défaillances des institutions. Apprenons, au seuil de la République nouvelle, à écarter ces mensonges et à mesurer leur danger. Tout nous montre, tout nous assure, tout nous prouve que l'ardeur au travail, l'amour de la liberté, le sens de l'autorité et de la justice, c'est-à-dire de l'État, le patriotisme enfin, animent profondément l'âme populaire. Nul d'entre nous, je pense, quelles que soient ses convictions, ne peut avoir de doute en observant les réactions nationales depuis quelques années et en jugeant notamment les événements survenus tout au long des derniers mois. Du peuple français a surgi, comme aux plus belles époques, un profond élan. Oh ! il ne s'agit point d'un accès de nationalisme, c'est-à-dire de ce sentiment excessif qui se manifeste par une volonté de supériorité ou de mépris à l'égard des peuples étrangers.
Ce à quoi nous avons assisté, c'est à l'admirable explosion de ce sentiment très juste et très droit par lequel, en face des dangers de divisions, de sécession, d'abandon, une communauté affirme sa conviction qu'elle doit demeurer unie, solidaire et souveraine pour sauver son existence et protéger la liberté de ses citoyens. Dès lors, à nous, parlementaires, ministres, c'est-à-dire à nous, responsables des affaires publiques, le chemin est tracé. Que notre action réponde aux nécessités françaises. Quelles que soient les difficultés et parfois les réactions des intérêts blessés, c'est au plus haut niveau du devoir politique que nous sommes tenus de placer notre programme et notre conduite.
Avant d'exposer les objectifs et d'expliquer la conduite qu'un gouvernement, qui a conscience de sa responsabilité, entend se tracer, il est bon de modérer les conditions qui sont présentement les préliminaires de toute action politique.
Ces conditions, les voici sans ambages :
La présence et l'autorité du général de Gaulle ;
Un bon départ pour le fonctionnement des nouvelles institutions ;
Une manière également neuve d'aborder nos problèmes politiques.
À la fin du XVIe siècle, c'est-à-dire au temps des guerres de religion, l'option était claire et impérative : ou Henri IV s'installait sur le trône, ou la nation était, d'une manière sans doute définitive, déchirée, c'est-à-dire condamnée. Au début de ce siècle, en 1917, ou Clemenceau prenait le commandement du pays, ou la nation sombrait dans la défaite.
Ainsi, il est des moments dans la vie des peuples où tout tourne autour d'un choix simple et qu'on ne peut éluder. Deux solutions se présentent alors, et deux seulement, et l'une de ces solutions est un drame national. En fait, il n'est donc qu'une issue. Ceux qui la refusent condamnent leur patrie.
Si le gaullisme est pour un grand nombre l'expression d'une longue fidélité à un homme, il doit être, pour tous, la claire vision d'une nécessité à laquelle on ne peut se dérober sans risquer le pire.
Notre opinion publique est naturellement divisée et, par une logique implacable, la faiblesse du pouvoir mène à l'exaspération des divisions. Or les temps que nous vivons sont impitoyables aux peuples dont les gouvernements sont impuissants à dominer les divisions. Ils sont également impitoyables aux peuples qui, menés par l'impuissance des pouvoirs publics au bord des drames, ne trouvent pas le pacificateur et l'arbitre seul en mesure d'arrêter une évolution fatale. Ce pacificateur, cet arbitre, la nation l'a naturellement trouvé dans l'homme qui déjà, au temps d'un drame sans précédent, lui a montré le chemin.
On peut noyer la politique sous le flot des idéologies. On peut déformer les faits par des affirmations théoriques. Le premier courage, c'est-à-dire le premier devoir, est de bâtir sur les réalités ! Regardons en nous-mêmes, parlementaires, ministres, et concluons comme le peuple a déjà conclu : la présence du général de Gaulle est aujourd'hui la première de nos nécessités nationales. (Applaudissements.)
Le bon fonctionnement des institutions nouvelles est notre second impératif.
Notre démocratie a désormais pour expression un gouvernement désigné par le chef légitime de la nation, consacré, au départ de son entreprise, par la confiance des élus du peuple, disposant pour sa mission des moyens de l'État, c'est-à-dire capable de mener une politique et de manifester son autorité, placé, enfin, sous le contrôle d'assemblées dont le fonctionnement et les pouvoirs permettent d'éviter l'arbitraire aussi bien à l'égard de la nation qu'à l'égard des citoyens. En d'autres termes, la Constitution, approuvée le 28 septembre de l'an passé, établit un régime gouvernemental de type parlementaire.
Les assemblées vont prochainement adopter leur règlement, puis elles commenceront, d'ici trois mois, leur tâche législative. Qu'il s'agisse de la durée des sessions, du rôle des commissions, de la procédure législative et budgétaire, du vote personnel, du non-cumul du mandat parlementaire et des fonctions ministérielles, il convient de s'inspirer sans arrière-pensée de l'esprit qui a présidé aux institutions nouvelles. Le Parlement discute et vote les lois, c'est-à-dire les règles fondamentales touchant les structures de l'État, les bases de la société, les droits de la famille et des individus. Le Parlement discute et vote le budget, c'est-à-dire les impôts demandés aux citoyens, les dépenses qu'exigent les services publics, l'orientation économique et sociale de la nation. Tant en ce qui concerne la loi que le budget, il n'y a pas de responsabilités séparées : pour le bien commun, le travail se fait en commun, et le Gouvernement y a sa part. Enfin, le Parlement contrôle et questionne, non à propos d'intérêts professionnels ou locaux, mais pour le bien de l'État ou par souci de la liberté.
À ceux qui affichent le regret des temps où le Parlement était moins législateur que gouvernant, et où l'on affirmait volontiers qu'il n'y avait point de limites à ses ambitions, osons répondre : qu'est devenu le prestige parlementaire par la confusion des pouvoirs ? Que les nouvelles assemblées rendent au Parlement de la France sa légitimité nationale par un prestige retrouvé ; elles auront bien travaillé pour la République. (Applaudissements.)
À l'égard de ce Parlement rénové, le Gouvernement a des devoirs d'autant plus impérieux qu'il dispose des pouvoirs nécessaires à sa mission. Il doit exposer franchement sa politique, ne point farder la réalité, ni dissimuler ses intentions. Il doit préparer le travail législatif et budgétaire et s'imposer une collaboration utile pour le bien commun. Il n'est pas plus de gouvernement souverain qu'il n'est d'assemblées souveraines. Gouvernement et Parlement sont, ensemble, au service de la seule souveraineté, qui est celle de la nation. (Applaudissements sur divers bancs.)
Ah ! Mesdames, messieurs, comprenons bien que nos responsabilités sont considérables ! Le régime démocratique, par ses principes et par leurs conséquences logiques, est aux périodes menaçantes, ou simplement dans les époques de changements, un régime fragile. L'échec des institutions ne mènerait pas à une nouvelle démocratie, mais à une dictature. C'est un intérêt supérieur qui doit nous guider, quelles que soient nos préférences doctrinales ou sentimentales, si nous voulons préserver et conserver la République.
La République nous impose une autre obligation. II est nécessaire, dans l'intérêt national, de faire échapper nos problèmes vitaux aux discussions partisanes, en quelque sorte de le « dépolitiser ».
Bien souvent, sans doute, au cours des derniers mois, vos pensées ont-elles dû évoquer les fondateurs de cette IIIe République qui a établi en France les bases de la démocratie parlementaire. Une réflexion de l'un d'entre eux, parlant à la fin de sa vie, mérite d'être citée et méditée au moment où de nouvelles institutions vont encadrer notre vie politique.
Jules Ferry, au terme d'une carrière difficile qui fit de lui, à travers les amertumes et les ingratitudes, un des grands hommes de notre histoire, reconnut un jour avec tristesse : « Nous n'avons pas su donner à la République figure de gouvernement ». Il entendait par là que les hommes et les formations politiques qui s'étaient donné la mission de créer un nouveau régime n'avaient su dominer ni leurs intérêts, ni leurs idéologies. A peine la République installée, elle avait été, en quelque sorte, dépecée par les luttes intestines des républicains eux-mêmes. La stabilité des ministères en avait pâti ; la fermeté de l'action politique avait été atteinte sans retour et, au-delà l'image nécessaire de l'État. Retenons cette leçon du plus grand des parlementaires qui ait honoré la tribune des deux assemblées. Sachons que la qualité, que dis-je, la légitimité d'un régime est fonction d'une réussite : permettre le gouvernement de la nation. Ce qui était vrai à la fin d'un siècle où l'évolution du monde paraissait conduire l'humanité à la liberté et à la paix devient éclatant de vérité en un siècle comme le nôtre, agité par des tempêtes d'une violence inouïe.
Cependant, me semble-t-il, au milieu des difficultés et même des angoisses qui nous assaillent, nous avons une chance. L'autorité du chef de l'État, le souvenir des heures dramatiques de l'an dernier, la réforme des institutions, l'élan populaire vers le renouveau, les règles de notre vie publique, les données de l'action politique ne sont plus les mêmes ! Nous devons, mais nous pouvons aussi donner à la République nouvelle figure de gouvernement.
C'est, en fin de compte, mesdames, messieurs les députés, la tâche, la seule tâche à laquelle le ministère qui vient d'entrer en fonctions entend, de toutes ses forces, se consacrer. (Applaudissements prolongés.)